À propos 
de Learning from...

« Apprendre par / prendre part » 

par Jérôme Dupont


“Learning from the existing landscape is a way of being revolutionary for an architect”. 

Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour, (1972, p.3)

Christopher Frayling, dès 1993, dans son ouvrage « Research in Art and Design » publié par le RCA de Londres, a mené une réflexion sur la recherche par l’art et le design ainsi que sur les spécificités de cette manière d’aborder la recherche-action. 

Aujourd’hui, ce site, proposé par l’Université de Nîmes, s’inscrit dans cette perspective. L’ensemble des projets présentés se rencontre comme propose de la recherche-action par le projet de design impliquant la question pédagogique et opérant dans des modalités contemporaines de création et de conception. Il s’inscrit dans la continuité du programme de recherche Pédagogie du design, design de la pédagogie, initié en 2017 par Jérôme Dupont, au sein de l’UPR Projekt – Université de Nîmes.

Documenter des expérimentations pédagogiques réalisées au sein de la filière Arts – Design

Les ressources ici proposées accordent une attention particulière à l’expérimentation et à la production d’artefacts comme autant de représentations et de concrétisations du projet. Explorons ces outils de projection et de réalisation issus des cultures de chantier comme autant de possibles interfaces concrètes, productrices d’un savoir par le faire, dans le contexte de la pédagogie de projet. 

Focus sur Learning from Las Vegas de Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour 

Édité pour la première fois en 1972, cet ouvrage dévoile les enjeux d’une architecture vernaculaire et postmoderne fondée sur le signe, la signalétique et l’enseigne permettant d’entrer de plain-pied dans le contexte contemporain en apprenant par lui. Par-delà l’architecture, cette proposition impliquait pour l’ensemble des arts appliqués et du design un profond changement de perspective : elle nous montre qu’il s’agit d’apprendre par afin de pleinement prendre part. 

Apprendre par / prendre part : un double sens fondateur

Nous avons baptisé ce projet « Learning from… » sur la base de ce double sens. D’une part, nous rappelons la nécessité de penser dans « l’après » du modernisme et du postmodernisme. D’autre part, nous abordons les liens qui se nouent entre pédagogie et design lorsqu’il s’agit d’apprendre par le contexte et sa mise en projet. Souvenons-nous à ce sujet de Joseph Joubert (1838) qui, deux siècles avant nous, considérait déjà qu’enseigner c’est apprendre deux fois.

Réflexions influences résonances

La création graphique comme équivalent visuel aux enjeux conceptuels est un aspect central de l’ouvrage de Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour. C’est paradoxalement dans la version initiale de l’ouvrage, l’édition de 1972 que le remarquable travail de création graphique de Muriel Cooper (graphiste, créatrice et chercheuse et enseignante au Massachusetts Institut of Technology – MIT) trouve un équivalent visuel à la complexité structurelle de Learning from Las Vegas. Je dis paradoxalement car les auteurs furent à l’époque en désaccord avec le parti-pris graphique de Cooper et lui ont préféré la réédition de 1977. Avec le recul historique, le remarquable travail d’incise et de fragmentation de la graphiste du MIT paraît aujourd’hui une mise en forme pertinente et passionnante face à une réédition de 1977 structurellement plus sage.

Inspiré de la collaboration initiale de la graphiste-chercheuse Muriel Cooper avec les chercheur·euse·s et architectes Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour, notre projet éditorial est de traiter de manière indissociable la production textuelle et la création graphique afin de rendre compte des réalités fragmentaires de l’écologie des projets dans le contexte du design pédagogique.

La pédagogie par le projet et le "hands by Learning"

L’apprentissage par l’action est la matrice initiale de la philosophie de l’éducation de John Dewey (1859-1952) et sans doute l’un des points de connexion les plus riches et les plus évidents entre les enjeux des pédagogies nouvelles et l’implication du projet  de design dans les transformations sociales. En ce sens, par une volonté commune de partir de l’existant et de la capacité du sujet à participer à la mise en chantier du réel, les champs de la pédagogie moderne et ceux du design comme figure de la modernité participent d’une même attention aux enjeux du projet. Or, si en amont de certaines constructions méthodologiques, le projet apparaît comme un enjeu commun entre ce qui a été appelé plus largement « les pédagogies nouvelles » et le design, il est aussi en aval impliqué dans une même volonté de participer au progrès social. À ce titre, là encore, la philosophie de l’éducation de John Dewey est un lien fondamental entre design social et pédagogie. Il considère qu’il est nécessaire de ne pas décorréler ce qui se passe en classe de ce qui se passe dans la société afin de conserver la capacité d’initiative et l’autorégulation des individus de l’école vers la société. Il s’agit ainsi pour lui de poser par les modalités de l’apprentissage les bases de la capacité individuelle à prendre part au fonctionnement démocratique. Ce lien central entre l’école et la démocratie que John Dewey explicitait il y a un siècle est aujourd’hui encore d’une profonde actualité.

Les artefacts du projet comme interfaces concrètes

Nous développons des expérimentations de design pédagogiques dans le cadre de l’UPR PROJEKT, du groupe de recherche SITé et les formations de la filière Arts-Design de l’Université de Nîmes telles que le Master MEEF parcours « arts appliqués » – INSPÉ, FDE-UM, UNÎMES – et la licence Design. Dans ces expérimentations, le projet est pensé à la fois comme principe éducatif – la pédagogie par projet – et comme outil de médiation et de transmission – par les artefacts du projet. 


Nous entendons le mot « artefacts » dans le sens utilisé notamment en arts appliqués, en architecture et en design afin de définir des productions hétérogènes (planches, dessins, photographies, simulations 3D, maquettes, prototypes, etc. ) concourantes au projet et à ses avancées. Entre création, conception et fabrication, les artefacts
sont ainsi les jalons des états de représentation du projet jusqu’à sa concrétisation finale. Or, dans les pédagogies du design et les pratiques d’ateliers, ces artefacts jouent un rôle central comme autant d’interfaces concrètes entre les apprenants et les enseignants. La pédagogie du design est d’ailleurs intimement liée au design lui-même. Ainsi, du projet de réforme de l’enseignement des arts décoratifs d’Henry Van de Velde à l’actuel critical design d’Antony Dunne et de Fiona Raby, de la figure tutélaire du Bauhaus aux propositions contestataires telles que le Bauhaus imaginiste d’Asger Jorn ou telles que la contre école d’architecture et de design Global tools, l’histoire du design est aussi une histoire de son enseignement. Au cœur de ce lien, c’est la pratique expérimentale – tant du design que de l’enseignement – qui demeure la part centrale d’une intégration des processus de création, de production et de conception dans les relations entre ses enjeux didactiques et ses enjeux pédagogiques. Nos recherches sur la pédagogie du design et le design de la pédagogie visent à créer une intersection heuristique entre les enjeux liés à la pédagogie du design en développant l’histoire et la théorie de l’enseignement du design et à faire progresser les méthodes pédagogiques en design et arts appliqués, en particulier touchant la pédagogie par projet propre à l’enseignement d’atelier. D’autre part, nous faisons l’hypothèse que l’enseignement du design peut être un laboratoire de pédagogies nouvelles, ce programme vise à contribuer à l’innovation pédagogique et au design de services en situation d’éducation et de formation.

 

 

À propos des artefacts

Le transfert de la culture du chantier et de la production d’artefact propre aux disciplines de projet dans les champs de la pédagogie est au cœur des expérimentations documentées dans Learning from… . Lors d’un colloque sur « Les pratiques collaboratives en design », organisé sous la direction de Béatrice Gisclard et de Christophe Moineau, tous deux enseignants chercheurs de l’UPR PROJEKT, par l’Université de Nîmes et l’Association Française des Designers en mars 2017, nous avions abordé certains de ces enjeux. Nous vous présentons ici deux extraits de ces échanges.

 

Christophe Moineau :

Du point de vue de l’analyse de l’activité des designers, cette dernière est définie comme une activité de construction de représentations successives de l’artefact à concevoir (Lebahar, 2007 ; Visser 2009). Ces représentations servent d’outil de régulation de l’activité au designer, mais aussi de support de dialogue avec les autres acteurs de la conception. Ainsi, une part importante de cette activité consiste à « passer » d’un état de représentation à un autre. Dans cette perspective, la question du choix est également prépondérante. Les « interactions » avec les pôles de la situation (Lebahar, 2007) des connaissances internes aux designers ou des savoirs externes (autres sujets), permettent la réalisation de ces choix. Les notions de « marge de manœuvre » et d’« empreinte » de l’auteur proposées par le droit permettent d’interroger l’activité spécifique du designer en regard de celle de l’ingénieur. C’est l’un des intérêts d’une recherche centrée sur l’activité du designer au sein de la situation de conception. Dans une chronologie de la conception, elle cherche à déterminer les actions et les compétences (connaissances, savoir-faire, …) convoquées et propres à chacun des acteurs de la situation. De ce point de vue, cette recherche permet d’alimenter une réflexion qui peut s’inscrire dans une sociologie des professions (des groupes professionnels) et par-delà délimiter des champs professionnels. Elle permet ainsi de tisser des liens avec des organisations professionnelles comme l’Association Française des Designers.

 

Jérôme Dupont

Du point de vue de la création contemporaine, ce qui me paraît intéressant est le nombre croissant de pratiques du design qui déplacent les « artefacts » pour en faire des sortes d’interfaces concrètes impliquant des enjeux de médiations et de transmissions des savoirs et des « faires ». Je pense, par exemple, au rôle des artefacts dans le projet « Le bois de Sharewood » conçu par matali crasset dans le cadre d’une invitation du centre d’art et de design La cuisine. La scénographie d’exposition du projet y était utilisée à la fois comme représentation d’une production en cours – un poïen – mais aussi comme le déclencheur d’une action collective et associative – une praxis. Le critique d’art Jean-Charles Agboton-Jumeau parle d’« interfact » à propos de l’œuvre de l’artiste Robert Milin afin d’y qualifier la coexistence et l’interaction entre allographie et autographie dans son œuvre (Dupont & Sagot, 2015). Cette notion me paraît très stimulante en design car elle permet d’associer le « faire » à l’« inter ». À la différence de l’artefact qui aborde l’objet dans une relation aux savoir-faire, cette notion d’interfact permet de penser l’objet comme une modalité de concrétisation des jeux et enjeux relationnels concourants à sa production.».